5

 

Ce matin-là, le cinquième depuis leur arrivée, Azilis se leva avec plus d’énergie et plus d’entrain. Elle devait s’occuper du bras de Kian, ôter les fils devenus inutiles. Elle se rendit à la chambre du jeune homme. Vide. Il ne se trouvait pas non plus dans la salle à manger. Peut-être aux écuries ? Il tenait à s’occuper personnellement de leurs chevaux. Il s’ennuyait ici, elle le voyait bien. Il n’était pas fait pour vivre en ville.

Elle le découvrit au fond du jardin près du vieux pommier, s’entraînant à manier Kaledvour. Appuyée contre un pilier du péristyle, elle l’observa sans signaler sa présence, captivée par la grâce surprenante de cette danse silencieuse. Chaque geste était calculé et précis, sans doute pour lui permettre de jauger la lame avec exactitude. Quand il l’aperçut, Kian s’immobilisa aussitôt.

— Kaledvour te convient ?

— C’est une épée de roi. Elle n’est pas faite pour moi.

— Pourtant, tu avais l’air très à l’aise. Tu as peut-être l’étoffe d’un roi.

Il lui lança un regard de reproche. Il croyait qu’elle se moquait de lui alors qu’elle le complimentait. C’était ainsi entre eux depuis Condate. Les mots qu’ils échangeaient semblaient se transformer à mi-parcours et se charger d’un sens qu’ils ne possédaient pas au départ. Elle reprit d’un ton plus sec qu’elle n’aurait voulu :

— Je dois enlever les fils de ton bras. Tu es prêt ?

Il la suivit dans sa chambre où elle fit apporter de l’eau bouillie, des compresses et de petits ciseaux. Ils s’installèrent face à face à une table, et elle commença son travail.

Kian regardait le visage concentré de la jeune fille. Il ne sentait rien des tiraillements sur sa cicatrice, uniquement conscient des mains d’Azilis sur sa peau. Tout ce qu’il pouvait espérer d’elle, songeait-il avec amertume, c’étaient ces soins qu’elle lui dispensait sans s’apercevoir du trouble qu’ils lui causaient.

Depuis qu’ils séjournaient dans cette domus, le désespoir le rongeait. Jamais il n’avait perçu avec une telle acuité ce qui les séparait. Dans le passé, les moments qu’ils avaient partagés s’étaient toujours déroulés dans son monde, sur des chemins forestiers qu’il connaissait mieux qu’elle, où il devait la protéger, où – tout esclave qu’il était – il avait un rôle à jouer. Mais ici, dans cette maison luxueuse où on le servait comme un maître, il se sentait grotesque et ridicule. Il détestait par-dessus tout les repas. Les plats aux goûts étranges dont il ignorait jusqu’au nom, les belles assiettes en terre rouge vernie, les verres si fins qu’il craignait de les briser et, surtout, ces interminables conversations d’Azilis et de Sextus.

Oui, c’était cela qui lui avait ouvert les yeux. Sextus et Azilis parlaient de pays dont il n’avait jamais entendu les noms, de poètes dont il ignorait tout, et cela dans une langue si savante et si compliquée qu’il doutait parfois que ce fût du latin. Et comme elle aimait ces échanges ! Pour la première fois depuis la mort d’Aneurin, il l’avait vue s’animer et rire. Ce n’était pas lui qui avait accompli ce miracle. C’était ce vieil homme rabougri qui savait manier les mots et les idées. Aneurin aussi maîtrisait cet art. Barde, il possédait la magie du verbe. Et Azilis l’avait follement aimé pour cela. Elle succombait au charme du vieux Sextus pour les mêmes raisons. Kian, lui, ne savait que se battre. Mais pas avec les mots.

— Voilà, dit-elle, j’ai terminé. Tu n’as pas eu mal ?

Il fit non de la tête.

— Je voudrais me rendre au marché aujourd’hui, tu veux bien m’accompagner ? Nous achèterons des vivres pour le voyage. Et puis tu as besoin de vêtements. Tu ne peux plus te contenter de ces braies et de cette gonelle usées.

— Je n’ai pas d’argent.

— Justement, je voulais t’en parler. Puisque tu n’es plus mon esclave, je dois te payer pour assurer ma protection. Je suis désolée de ne pas y avoir pensé plus tôt.

— Je ne fais pas ça pour l’argent.

— Je le sais bien, dit-elle en lui prenant la main, mais tu mérites quand même d’être rémunéré.

Il retira sa main de la sienne. Le visage d’Azilis se referma et ils se quittèrent aussi embarrassés l’un que l’autre.

 

* * *

 

Abrinca était une cité épiscopale de première importance mais également une forteresse militaire. Les hommes d’Église côtoyaient les miliciens et les marchands prospéraient. Kian choisit des étoffes sur les conseils d’Azilis puis ils se mirent en quête d’un tailleur. Ces quelques heures passées à déambuler entre les étals ravivèrent un peu leur ancienne complicité. Azilis éprouvait un réconfort immense à déambuler près de Kian, à sentir sa main sur son coude au milieu de la cohue, à croiser son regard ironique pendant le boniment d’un marchand. Lui aussi paraissait plus à l’aise qu’à la domus. Elle eut soudain hâte de quitter Abrinca, hâte de se retrouver seule avec lui sur la route. Elle faillit le lui dire mais les mots ne franchirent pas ses lèvres. Une étrange timidité l’empêchait de parler.

Alors qu’ils revenaient vers la domus, Azilis entraîna Kian sur les remparts. Le soleil déclinait. On voyait à des milles à la ronde. Elle pensa à Aneurin et à tous ceux qu’elle avait aimés et qui étaient morts. Leurs âmes étaient-elles auprès de Dieu comme Ninian le croyait ? Étaient-ils retournés dans le sein de la Déesse comme Rhiannon l’affirmait ? Ou s’étaient-elles dissoutes dans l’infini ? Elle avait senti Aneurin près d’elle après sa mort, il lui avait parlé, elle avait erré dans le monde intermédiaire. Mais elle n’avait aucune réponse à ces mystères. Elle devait surmonter sa peine, vivre et aider à vivre, voilà tout. Elle désigna l’horizon.

— Tu vois cette étendue d’argent ?

— Oui.

— C’est le Mare Britannicum. Et, au-delà, la Bretagne.

— Que feras-tu, lui demanda-t-il, quand nous aurons donné Kaledvour à Ambrosius Aurelianus ?

— Je m’établirai comme médecin. C’est la seule chose que je puisse faire.

Elle hésita puis demanda à son tour :

— Et toi ?

— Je m’engagerai dans l’armée d’Ambrosius et je me battrai contre les Saxons. C’est la seule chose que je puisse faire.

Ainsi, elle allait le perdre, lui aussi. Elle n’avait pas le droit d’exiger qu’il demeure près d’elle, bien qu’elle le désirât plus que tout. Elle murmura :

— Il faut que je t’enseigne le breton, alors.

— Pas la peine de parler breton pour tuer des Saxons. On n’a pas le temps de bavarder pendant une bataille.

— Et entre les combats ? Tu ne parleras pas non plus ?

Il haussa les épaules d’un air évasif. Elle détourna la tête, triste et abattue. Un mur invisible s’élevait entre eux et elle ne savait pas comment le franchir. Ils demeurèrent sur les remparts alors que le soleil s’enfonçait dans la mer puis ils regagnèrent la domus sans échanger une parole.

L'épée de la liberté
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